
Ce livre de La Boétie, considéré depuis longtemps par l'Occident comme ne le concernant plus, retrouve aujourd'hui toute son actualité. Le discours d'Emmanuel Macron le soir du 12 juillet 2021, qui a plongé le peuple de France dans une profonde stupeur, semble avoir sonné le glas des idéaux de la Révolution. Il aura fallu plus de deux siècles à l'Ancien Régime pour se relever et afficher de nouveau sa face hideuse et la corruption de ses élites.
Placez un fou dangereux à la tête de l’État, accordez-lui tous les pouvoirs, laissez-le s'entourer de courtisans chez qui le dévouement est uniquement dicté par l'intérêt personnel, de forces de l'ordre (ou une partie) d'une incroyable brutalité, entièrement dévouées à servir le fou au détriment de leurs concitoyens, et vous obtenez un monarque absolu qui tôt ou tard, devenu ivre de sa puissance, lèvera toutes les entraves légales et morales à l'instauration d'une tyrannie, sans que jamais les prétendus contre-pouvoirs, entrés également à son service, ne lèvent le petit doigt.
La question posée par La Boétie était de savoir pourquoi le peuple se soumet aux lois liberticides d'un tyran, pourquoi il se résigne à l'arbitraire au point de le considérer comme une forme acceptable de gouvernement. Je reproduis ici quelques extraits des trois premières pages de son livre.

Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante – et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir –, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter – puisqu’il est seul – ni aimer – puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel.
Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de courage. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise mais plutôt mépris ou dédain ?
Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves, comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise : elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ?
Ils sont vraiment extraordinaires, les récits de la vaillance que la liberté met au coeur de ceux qui la défendent ! Mais ce qui arrive, partout et tous les jours : qu’un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire s’il ne faisait que l’entendre et non le voir ? Et si cela n’arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines et qu’on vînt nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ?
Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner.
Étienne de La Boétie : Discours de la servitude volontaire

Ce ne rien lui donner du seizième siècle pourrait se traduire aujourd'hui par boycotter. Boycottons Big Tech pour la censure qu'il exerce sur notre liberté d'expression, les médias qui nous mentent à longueur de journal d'information, les établissements privés et lieux publics qui nous demandent de montrer patte blanche avant de nous accepter. Boycottons tout ce qui peut l'être, même si pour cela nous devons nous priver et nous faire violence. C'est le plus grand des pouvoirs et il est en notre possession. Utilisons-le, cessons de donner quoi que ce soit au tyran et à la multitude d'êtres malfaisants avec lesquels il s'est associé pour notre malheur. Devenons les maîtres de nos destinées.