Einstein et Tagore

La recherche de connexions entre ces différents domaines de la connaissance
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Oghan
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#1

28 mai 2017, 15:11

Tout le monde connaît Albert Einstein, mais beaucoup moins savent qui est Rabindranath Tagore (1861-1941). C'était un compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe bengali, prix Nobel de littérature en 1913. Il est l'auteur de plusieurs livres traduits en français par André Gide, comme "L'Offrande lyrique", "Le Jardinier d'amour" et "La Corbeille de fruits". Son œuvre est profondément empreinte de spiritualité.

Le 14 juillet 1930, Einstein l'invita dans sa résidence berlinoise. Les conversations qu'il eurent forment le contenu du livre " Science and the Indian Tradition: When Einstein Met Tagore" (Science et tradition indienne : quand Einstein rencontra Tagore). En voici un extrait :

Einstein : Pensez-vous que Dieu soit séparé du monde ?

Tagore : Non, il n'est pas séparé. Dans son infinitude, l'Homme est capable de comprendre l'Univers. Rien n'existe qui ne se retrouve dans la personne humaine, ce qui démontre que la Vérité de l'Univers est la Vérité de l'Homme.

J'expliquerai ceci par un fait scientifique : la matière est composée de protons et d'électrons séparés par un vaste espace, mais elle paraît néanmoins solide. De la même manière, l'humanité est composée d'individus ; mais étant en relation les uns avec les autres, interconnectés, ils forment un tout. L'Univers dans sa totalité est également relié à nous, ce qui lui procure une dimension humaine. J'ai approfondi cette question à travers l'art, la littérature et la spiritualité.

Einstein : Il existe deux conceptions différentes de l'Univers. La première prétend que la réalité du monde est dépendante de l'humanité, alors que d'après la seconde elle est autonome.

Tagore : Quand l'Univers est en harmonie avec soi, avec l'éternel qui est en nous, nous en percevons toute la beauté, ce que nous appelons la Vérité.

Einstein : C'est une conception purement humaine de l'Univers.

Tagore : Il ne peut y en avoir d'autre ! Ce monde est fondamentalement humain ; le point de vue de la science est celui d'hommes de science ! Il existe un état d'être qui révèle la Vérité du monde, celui de l'Homme éternel qui en fait l'expérience à travers nos propres expériences.

Einstein : C'est ce que l'entité humaine peut réaliser.

Tagore : Oui, l'entité éternelle. Nous devons réaliser en nous-même, au travers de nos activités et de nos émotions, l'Homme suprême qui n'est plus entravé par les limitations dont nous souffrons. La recherche scientifique n'est pas confinée à la personne individuelle, elle s'intéresse aux vérités impersonnelles. La spiritualité établit une connexion entre ces vérités et nos besoins les plus profonds. La conscience de la Vérité à laquelle nous accédons acquiert une signification universelle. La spiritualité donne de la valeur à ces vérités impersonnelles, valeur que nous connaissons lorsque nous sommes en harmonie avec elles.

Einstein : Alors la Vérité et la Beauté ne sont pas indépendantes de l'Homme ?

Tagore : Non.

Einstein : Je suis en accord avec cette conception de la Beauté, mais pas avec celle de la Vérité.

Tagore : Pourquoi pas ? L'Homme peut réaliser la Vérité.

Einstein : Je ne peux pas prouver que ma conception des choses soit la bonne, mais c'est ma religion.

Tagore : La Beauté est contenue dans l'idéal d'harmonie parfaite que nourrit l'Être universel ; la Vérité représente la complète connaissance de l'Esprit universel. En tant qu'individus nous parvenons à la Vérité au travers de nos erreurs, de nos maladresses et de notre accumulation d'expériences, au moyen de notre conscience illuminée. Comment y parviendrions-nous autrement ?

Einstein : Je ne peux pas prouver scientifiquement que la Vérité doit se concevoir comme étant indépendante de l'humanité, mais c'est ce que je crois fermement. Par exemple, je crois que le théorème de Pythagore énonce quelque chose d'à peu près vrai et qui est indépendant de l'Homme. Mais quoi qu'il en soit, s'il existe une réalité indépendante de l'Homme, il existe également une vérité relative à cette réalité. La négation de la première impliquerait la négation de l'existence de la seconde.

Tagore : La Vérité, qui est celle de l'Être universel, se doit d'être humaine, sinon tout ce que nous autres individus prétendrions être vrai ne pourrait jamais être appelé Vérité - au moins ce qui est vrai au sens scientifique du terme et ne peut être atteint qu'au moyen du raisonnement, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un organe humain, le siège des pensées. Selon la philosophie indienne il existe le Brahman, la Vérité absolue, que l'esprit humain ne peut concevoir et que les mots ne peuvent décrire, et qui ne peut devenir consciente que par l'immersion complète de l'individuel dans l'infini. Une telle Vérité ne peut appartenir à la science. La vérité dont nous sommes en train de discuter est une apparence, c'est ce qui paraît être vrai à l'esprit humain, et en conséquence elle est humaine. La philosophie indienne la nomme Maya, qui signifie Illusion.

Einstein : Selon votre conception de la Vérité, qui peut découler de la philosophie indienne, Maya n'est pas une illusion individuelle mais celle de l'humanité comme un tout.

Tagore : Chacune des différentes espèces forme également un tout. Donc si la totalité de l'espèce humaine réalisait la Vérité, l'esprit indien et l'esprit européen se rencontreraient dans une réalisation commune.

Einstein : En allemand le mot espèces désigne tous les êtres, qu'ils soient des hommes, des chimpanzés ou des grenouilles.

Tagore : Pour utiliser une approche scientifique, on pourrait parler de l'élimination de toutes les limitations de notre esprit individuel en vue de parvenir à la compréhension de ce que signifie l'Homme universel, et donc à la Vérité.

Einstein : Le problème est de savoir si la Vérité est indépendante de notre conscience.

Tagore : Ce que nous appelons Vérité réside dans l'harmonie qui s'installe entre les aspects subjectif et objectif de la réalité, les deux appartenant à l'Homme supra-personnel.

Einstein : Même dans notre vie de tous les jours nous nous sentons obligés d'attribuer une réalité indépendante aux objets que nous utilisons. Nous le faisons pour relier entre elles de manière raisonnable les sensations que nous procurent nos sens. Par exemple, qu'il y ait ou non quelqu'un dans cette maison, la table reste néanmoins là où elle est.

Tagore : Oui, elle demeure là où elle est en dehors de tout esprit humain, mais pas en dehors de l'Esprit universel. La table que je perçois est perceptible par tout individu dont la conscience est du même type que la mienne.

Einstein : S'il n'y avait personne dans la maison, la table existerait toujours - ce qui est déjà inacceptable de votre point de vue - parce que nous ne pouvons pas expliquer ce que signifie le fait qu'une table soit là indépendamment de nous.

Notre point de vue sur l'existence d'une Vérité indépendante de l'humanité ne peut être ni expliqué ni prouvé, mais c'est une croyance partagée par tous - même par les êtres les plus primitifs. Pour nous, la Vérité est quelque chose qui nous surpasse. Il nous est indispensable de concevoir une réalité indépendante de notre existence, de notre expérience, de notre intellect, même si nous ne savons pas ce que ça signifie.

Tagore : La science a prouvé que la table en tant qu'objet solide est une apparence, et que par conséquent elle n'existerait pas s'il n'y avait pas d'esprit humain pour la percevoir. En même temps, il est nécessaire d'admettre que la conception selon laquelle la réalité physique ultime ne représente rien de plus que des électrons tournant autour de leur noyau, appartient également à l'esprit humain.

Dans l'appréhension de la Vérité réside un conflit éternel entre l'Esprit universel et le même esprit confiné dans un individu. Les perpétuelles tentatives de réconciliation sont portées par la science, la philosophie et l'éthique. Dans tous les cas, s'il existait une Vérité totalement indépendante de l'humanité, alors pour nous elle n'existerait tout simplement pas.

Il n'est pas difficile d'imaginer un esprit pour lequel les évènements ne se dérouleraient pas dans l'espace mais seulement dans le temps, comme les notes d'une musique. Pour un tel esprit, la réalité serait semblable à de la musique, et le théorème de Pythagore n'aurait aucun sens. Il y a la réalité du papier, complètement différente de la réalité dans la littérature, imprimée sur du papier. Pour l'esprit possédé par une mite dévoreuse de papier, la réalité littéraire n'existerait pas. Dans l'esprit des hommes la littérature a cependant plus de valeur que le papier lui-même. De la même manière, s'il existait une Vérité dépourvue de tout lien avec l'esprit humain, alors elle demeurerait sans signification aussi longtemps que nous resterions des êtres humains.

Einstein : Je suis donc plus religieux que vous !

Tagore : Ma religion réside dans la réconciliation de l'homme supra-personnel avec l'Esprit humain universel dans mon propre esprit individuel.

Source en anglais.

On est clairement dans un dialogue de sourds. Pour Einstein, la Vérité est indépendante de l'Homme ; pour Tagore elle est totalement liée à sa conscience. En ce qui me concerne je trouve les arguments de Tagore beaucoup plus convaincants. Il pointe du doigt le fait évident que la science nait de la conscience humaine (ou mental, intellect, quel que soit le terme employé), car ce que nous comprenons du monde résulte de la capacité qu'ont nos facultés cognitives de l'appréhender. Autrement dit, ce qui est vrai pour quelqu'un (un scientifique par exemple) l'est relativement à son état de conscience. Selon Tagore,
Pour utiliser une approche scientifique, on pourrait parler de l'élimination de toutes les limitations de notre esprit individuel en vue de parvenir à la compréhension de ce que signifie l'Homme universel, et donc à la Vérité.
Il sous-entend que l'être humain a la capacité d'atteindre lui aussi la pleine conscience, celle de l'Esprit universel, ce qui fait alors de lui un Être omniscient, plongé dans la Réalité, n'ayant aucun besoin de recourir au raisonnement pour connaître et savoir. Si cette transformation est possible c'est parce qu'il n'existe qu'une seule et unique Conscience se manifestant à des degrés divers dans l'univers tout entier. La Réalité, ou Vérité, serait indépendante de l'Homme s'il ne participait pas de cette Conscience universelle (par exemple si la sienne était créée par son cerveau), ce qui le priverait de tout moyen d'y accéder.

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